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Les salles du 18e siècle du Musée d’Aquitaine

Le 9 mars 2012 à 13h27

Contribution à l’information et au débat sur les aspects citoyens de l’histoire ultramarine et coloniale

Exposer l’esclavage.
À propos des nouvelles salles du Musée d’Aquitaine

François Hubert, Conservateur en chef et directeur du Musée d’Aquitaine, Bordeaux

Bordeaux, 10 mai 2009 : malgré un temps exécrable et le week-end prolongé qui laissent supposer que les rues de Bordeaux resteront désertes, il faut montrer patte blanche pour accéder au centre ville. Deux compagnies de CRS contrôlent les accès au musée d’Aquitaine où l’on inaugure de nouvelles salles permanentes consacrées au XVIIIe siècle et intitulées « Bordeaux, le commerce atlantique et l’esclavage ». Sur proposition du Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CPMHE), le gouvernement a choisi cette inauguration pour décentraliser à Bordeaux les cérémonies de commémoration « de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions ». Des personnalités politiques de toutes tendances sont présentes dont la ministre de l’Intérieur ce qui explique en partie le déploiement des forces de l’ordre. Mais l’esclavage est aussi un sujet sensible qui laisse augurer la venue de manifestants de diverses causes et fait craindre quelques débordements. Cette scène pour le moins surréaliste, quand on sait qu’il s’agit simplement d’ouvrir les nouvelles salles d’un musée, résume à elle seule toutes les tensions que crée le surgissement de la question de l’esclavage dans le débat public. Elle interroge aussi fortement les musées d’histoire qui se trouvent désormais confrontés au risque d’une double instrumentalisation, celle des revendications mémorielles d’une part, celle de la récupération politique d’autre part.

1. Le contexte muséographique

Le Musée d’Aquitaine appartient, comme le Musée de Bretagne ou le Musée de Normandie, à la génération des grands musées d’histoire à vocation régionale qui ont été initiés dans les années 1960 par Georges-Henri Rivière au moment où se mettaient en place de nouvelles politiques d’aménagement du territoire. Il s’agissait de créer de grandes métropoles d’équilibre (Lille, Lyon, Marseille, Bordeaux, etc.) et de revaloriser leur arrière-pays. Ces musées participaient au dynamisme régional en révélant la richesse et la diversité des cultures locales sur lesquelles devait s’appuyer un développement économique bien pensé.

En même temps ils rencontraient la « demande sociale » : on redécouvrait les langues et cultures traditionnelles autour du mythe du retour à la terre et de la lutte contre le centralisme culturel parisien ; les grandes manifestations du Larzac (1973-1974) ou de Plogoff (1980) symbolisaient l’esprit de combat propre à ces engagements cependant que l’énorme succès de « l’année du patrimoine » en 1980 montra l’engouement populaire pour les identités locales. Les musées d’histoire à vocation régionale, rencontrant ces aspirations, organisèrent des collectes systématiques d’ethnographie régionale et lui consacrèrent des surfaces importantes dans leurs salles permanentes. Ils développèrent cette idée nouvelle que les musées d’histoire ne sont pas simplement des institutions patrimoniales ; ils doivent aussi donner des éclairages sur l’époque contemporaine et répondre aux questions que la société se pose au moment où elle se les pose ce qui les amena à forger la notion de « musée de société » pour se définir .

Or la notion d’identité régionale n’est plus pertinente pour comprendre le monde d’aujourd’hui et les salles d’ethnographie régionale ont été progressivement désertées par les visiteurs. La mondialisation et les grandes migrations de populations obligent à penser différemment la mémoire collective et donc aussi la place que les musées d’histoire occupent dans la construction de cette mémoire. En outre, les nouvelles populations issues de l’immigration ne peuvent plus se satisfaire de cette histoire d’une France traditionnelle qui n’est pas la leur. Au Musée d’Aquitaine, les nouvelles salles consacrées à l’esclavage occupent désormais des espaces qui étaient auparavant dédiés à l’ethnographie régionale ; et ces transformations n’ont pas suscité de réactions de la part du public habituel.

À côté d’une histoire fondamentale qui s’écrit au CNRS ou à l’Université, hors des contingences de l’époque, a pris corps ce que l’on pourrait appeler une « histoire appliquée » qui est partie prenante des débats de société et s’exprime entre autre dans les musées. Dans ce contexte, les nouveaux espaces du Musée d’Aquitaine répondent à la double nécessité de rénover une muséographie qui avait beaucoup vieilli et de remettre le musée au cœur des préoccupations contemporaines.

Peu de musées en Europe traitent de ces questions et chacun tente de définir un modèle en tenant compte des critiques formulées à l’égard de ses (rares) prédécesseurs. La première réalisation d’envergure est le Musée international de l’esclavage de Liverpool ouvert en 2007 et qui connaît un très grand succès populaire. Il s’est construit dans un contexte spécifique à la fois parce que la ville est celle qui a organisé le plus grand nombre d’expéditions négrières (4 894 recensées à ce jour) et parce qu’elle a connu ces dernières années de graves difficultés économiques qui n’ont pas facilité les rapports sociaux avec une importante population immigrée. L’équipe du musée a travaillé avec les associations issues de la diversité, ce qui a pour effet d’accorder une place importante à leur mémoire et aux conséquences contemporaines de cette histoire. L’exposition joue beaucoup sur l’émotion et bon nombre d’historiens français lui reprochent d’être « un musée mémoriel », ce qui s’explique aussi par l’approche multi culturaliste des sociétés anglo-saxonnes à la différence du modèle républicain intégrateur de la société française .

L’autre modèle est celui du Musée d’histoire de la Ville de Nantes dont la nouvelle présentation a ouvert en 2008. Il met en évidence l’importance de la traite négrière dans l’histoire de la ville et répartit les collections dans plusieurs salles, en fonction de la chronologie. Elle n’est donc pas présentée comme un thème spécifique mais s’inscrit dans le cheminement qui permet de comprendre la cité et ses transformations au fil du temps.

Le Musée d’Aquitaine s’est attaché à tenir compte de l’expérience de ses deux prédécesseurs. Du musée de Nantes, il a retenu la rigueur historique et l’ancrage dans l’histoire de la ville ; du musée de Liverpool, il a retenu la dimension interprétative : en s’éloignant du cheminement chronologique classique du musée, il intègre au sein des salles consacrées au XVIIIe siècle la question des héritages et des conséquences contemporaines de la traite et de l’esclavage. Par ailleurs, il propose également de « décentrer le regard » pour reprendre un des débats importants de l’historiographie contemporaine (cultural studies et subaltern studies) et s’attache aussi à présenter certains aspects de cette histoire en Afrique et aux Antilles, ce qui en fait un peu sa spécificité par rapport à ses deux prédécesseurs.

2. Le contexte mémoriel

La place que la traite et l’esclavage occupent désormais dans les musées et sites historiques des trois continents concernés par cette histoire est sans commune mesure avec ce qu’elle était jusqu’à la fin des années 1990. Si les musées de Liverpool, Londres ou Bristol l’évoquaient déjà dans leurs salles permanentes, c’est le 200e anniversaire de l’abolition de la traite (1807) qui déclencha en Grande-Bretagne la réalisation de nombreuse expositions en 2007 et surtout l’ouverture de salles permanentes qui font aujourd’hui référence comme le Musée international de l’esclavage de Liverpool ou les nouvelles salles du Museum of London Docklands (« London sugar and slavery gallery »).

En France, ce sujet avait été partiellement évoqué dans les salles permanentes du Musée du Nouveau Monde de La Rochelle ouvert en 1982. À Nantes, l’ancien musée des Salorges a présenté la traite des Noirs dès 1924 et il revient à cette ville d’avoir réalisé la grande exposition fondatrice, Les anneaux de la mémoire, en 1992. Mais c’est avec l’ouverture du nouveau Musée d’histoire dans le château des ducs de Bretagne en 2008 qu’elle a pris une nouvelle ampleur. Bordeaux, qui avait commencé à l’évoquer timidement à travers deux expositions temporaires, Bordeaux, le rhum et les Antilles en 1981 et Regards sur les Antilles en 2000, a rattrapé son retard en ouvrant quatre salles consacrées au XVIIIe siècle, soit 740 m², en 2009. Ces deux réalisations française font aujourd’hui partie des plus importantes en Europe avec celles des musées britanniques.

L’intérêt accordé désormais à ces questions se retrouve également aux États-Unis. La première grande exposition marquante dans ce pays a eu lieu en 2000 à l’initiative du Schomburg Center for Research in Black Culture de Harlem, suivie en 2005 par une grande réalisation de la Société historique de New York, Slavery in New York, qui a permis à des dizaines de milliers d’habitants de découvrir que leur ville s’était construite sur l’esclavage. On pourrait ainsi continuer le périple : en Afrique, outre Gorée et Ouidah, de nombreux sites commencent à être mis en valeur depuis le début des années 2000 dans le cadre de la Route de l’esclave initiée par l’UNESCO. Aux Caraïbes, un musée de l’esclavage a ouvert ses portes à Cuba en 2009 et un autre grand projet est en cours de réalisation en Guadeloupe cependant que tous les musées d’histoire consacrent désormais des salles à cette question. À La Réunion, le projet de Musée des civilisations et de l’unité réunionnaise lui accorde une place substantielle.

Cette prise en compte de la traite et de l’esclavage dans nombre de musées est le fruit du surgissement de cette question dans le débat public : la traite et l’esclavage ne sont pas seulement des sujets d’histoire, ils sont aussi des enjeux de mémoire. Comme l’a montré François Hartog, l’échec des idéologies du progrès conduit nos sociétés à inventer un nouveau rapport au temps qui se caractérise par la « dilatation du présent » qui devient son propre horizon. Ce nouveau régime d’historicité, « le présentisme » est caractérisé par la montée en puissance de la mémoire dans laquelle on puise à sa guise pour construire son identité . Les plaies mal cicatrisées du passé se ravivent soudain et il devient nécessaire de régler de vieux contentieux si l’on veut apaiser les relations entre des groupes d’origines différentes. En métropole, les difficultés économiques qui affectent les populations issues des anciennes colonies alimentent un profond sentiment de discrimination, renforcé par l’absence de leur histoire dans les manuels scolaires ou les musées. Le discours mémoriel occupe alors le terrain laissé vacant par l’histoire et alimente les représentations victimaires. La mondialisation crée de la « tribalisation », comme l’expliquent les sociologues à la suite de Michel Wieviorka ; et des groupes antagonistes construisent leur identité sur des mémoires qui sont d’autant plus efficaces qu’elles sont fondées sur la souffrance.

La mémoire est sélective et oublieuse, et elle est conflictuelle parce que chaque groupe a une mémoire différente des autres. Sur la traite et l’esclavage, celle des Européens n’est pas la même que celle des Africains qui n’est pas la même que celle des Antillais, et au sein de chacune de ces catégories, il y a en outre des mémoires différentes selon le milieu social auquel on appartient. Les musées se trouvent aujourd’hui contraints de gérer l’affrontement des mémoires et n’ont d’autre choix pour ce faire que de dire l’histoire, parce que, comme l’ont montré beaucoup d’historiens , si les mémoires divergent, c’est cependant une même histoire qui les a générées ; il s’agit donc pour les musées de revenir à l’histoire car elle replace les événements dans leur contexte ; et elle construit un ensemble de connaissances, un discours fondé sur des faits et non sur des représentations. Ces connaissances constituent en quelque sorte un fil conducteur commun, une référence autour de laquelle le dialogue peut s’instaurer.

Face aux débats qui agitaient la ville de Bordeaux, c’est naturellement ce parti pris qui a été retenu par le Musée d’Aquitaine. Si les associations ont été régulièrement informées de la démarche, elles n’ont pas été invitées à définir le contenu muséographique. En effet, cette responsabilité est revenue à un comité scientifique composé de spécialistes reconnus et de diverses sensibilités et il est admis aujourd’hui au sein de la communauté des experts que les nouvelles salles du musée donnent à voir l’état des connaissances historiques sur cette question pour Bordeaux.

3. Musée et reconnaissance des réalités historiques

Cette démarche interpelle naturellement les politiques puisqu’ils ont aussi à maintenir la cohésion sociale de la nation à travers, entre autre, les rituels de la commémoration qui mettent en scène le grand récit de notre vouloir vivre ensemble. Alors que, auparavant, ils se référaient à une mémoire nationale qui pouvait se confondre avec l’histoire nationale, ils sont aujourd’hui confrontés à des mémoires de groupes qui peuvent être antagonistes. On avait beaucoup reproché à la France, au moment des commémorations de l’abolition de l’esclavage en 1998, d’exalter la figure de Victor Schoelcher et d’oublier la première abolition de 1794 : on mettait en valeur le rôle des Blancs pour l’abolition en oubliant de parler des révoltes d’esclaves . Pourtant, le discours historique ne peut pas être l’expression de la mémoire dominante. C’est pourquoi l’autre préoccupation du Musée d’Aquitaine, après la rigueur historique, a été de décentrer son regard : c’est-à-dire partir de Bordeaux pour aller voir en Afrique ou aux Antilles comment cette histoire a été vécue, ce qui suppose aussi d’essayer d’accorder une place à la parole des esclaves et de montrer l’importance des révoltes dans la marche vers les abolitions.

Dans ce contexte, le positionnement des musées est d’autant plus ambigu qu’ils occupent une place singulière parmi les outils de diffusion des savoirs : si on leur reconnaît une certaine légitimité scientifique, on leur prête aussi une fonction de légitimation sociale (ou sociétale). On a en effet tendance à considérer, à tort ou à raison, que pour que des faits ou des événements soient admis par la société, ils doivent passer par la reconnaissance des musées. On a ainsi beaucoup reproché à la ville de Bordeaux de cacher son passé négrier. Pourtant, de nombreux ouvrages étaient disponibles, au premier rang desquels le livre d’Éric Saugera, Bordeaux Port négrier, publié dès 1995, qui raconte de manière détaillée et rigoureuse la participation de Bordeaux à la traite des Noirs. Dans les années 1980, les livres de Jacques de Cauna sur la présence des Aquitains à Saint-Domingue au XVIIIe siècle avaient ouvert de nouveaux pans de savoir sur ces questions et plusieurs mémoires d’étudiants avaient suivi même si, comme le remarque Hubert Bonin , l’université bordelaise a été peu versée sur ces questions comparativement à celle de Nantes.

Cela ne suffisait apparemment pas puisque de nombreuses associations, quelques politiques et même des universitaires continuaient à dire que la ville, ses communautés bourgeoises et économiques, voire les autorités institutionnelles, entendaient dissimuler ce passé négrier . On attendait qu’une institution officielle assume cette histoire. C’est le Musée d’Aquitaine, musée d’histoire de la ville de Bordeaux, qui, en proposant un programme de rénovation de ses salles, devint ipso facto cette instance de reconnaissance. C’est donc dans ce contexte et en grande partie grâce à lui que ces nouvelles salles ont ouvert leurs portes.

4. La muséographie

Les musées ne sont pas des livres et trouvent vite leurs limites : ils ne peuvent pas traiter des sujets qui n’ont pas laissé de traces matérielles. Si Bordeaux conserve des collections intéressantes sur l’urbanisme au XVIIIe siècle, il n’en va pas de même pour évoquer la traite négrière et l’esclavage. Par définition, les esclaves ne possédaient rien ; et les rares objets qui peuvent évoquer cette histoire se trouvent aujourd’hui plutôt en Afrique et aux Antilles. Les musées européens conservent quelques fers d’esclaves ou des livres de bord, et les services d’archives gèrent beaucoup de documents d’un grand intérêt mais difficiles à présenter dans une exposition.

Toutefois, le Musée d’Aquitaine a la chance de conserver une collection de référence pour la connaissance des Antilles : le fonds Marcel Chatillon. Originaire de Lyon, ce chirurgien qui avait exercé l’essentiel de sa carrière en Guyane et en Guadeloupe, avait constitué une collection iconographique remarquable sur l’histoire des Antilles, pour une période allant du XVIe au XXe siècle. Le legs Marcel Chatillon au Musée d’Aquitaine (effectué en 2001) est composé de 600 gravures, dessins et peintures, dont une partie a été retenue pour servir de fil conducteur à la nouvelle exposition du musée. Cet ensemble donne à celle-ci une dimension particulièrement originale car elle ne limite pas son propos à Bordeaux et à l’Aquitaine, mais montre les conditions de vie dans les « Isles à sucre ». Ce décentrement du regard permet une approche plus complète d’un phénomène qui concerna trois continents.

Parce que Bordeaux fut de tout temps un port d’où partaient marins, négociants, missionnaires, explorateurs, etc., le musée conserve des collections africaines qu’ils ont ramenées, mais aussi précolombiennes, issues des Kalinagos (ou Caraïbes), qui peuplaient les petites Antilles, et des Tainos, qui peuplaient les grandes Antilles. Associées à l’iconographie elles enrichissent considérablement le propos de l’exposition.

Cependant, ces collections ne suffisent pas à elles seules à faire comprendre au visiteur la complexité de cette histoire. Par souci didactique, le musée a choisi d’utiliser des documents d’archives qui, présentés sous une forme adaptée, permettent de pénétrer au cœur de l’histoire : lorsque ces documents sont faciles à lire, ils sont reproduits en fac-similés qu’on peut feuilleter comme un vieux livre d’histoire. C’est par exemple le cas du recensement des Noirs esclaves de Bordeaux établi en 1777 ou des « états de plantations » appartenant à différents propriétaires originaires d’Aquitaine. Le visiteur accède ainsi directement à une source « objective ». Pour des documents plus complexes ou plus longs à lire, on a eu recours aux systèmes informatiques : l’on peut ainsi accéder à la liste détaillée de toutes les expéditions négrières bordelaise avec le nom des bateaux, celui des armateurs et des capitaines, l’année de départ, les sites de traite et de vente et le nombre de Noirs concernés. Personne ne plonge en détail dans cette banque de données, mais elle témoigne de la rigueur du travail historique par la quantité des informations traitées et prévient une critique récurrente dans les sujets mémoriels selon laquelle on essaie de cacher la vérité : ici, toutes les informations sont disponibles à qui veut bien les lire.

Enfin, certains documents d’archives ont été mis en image et font l’objet de grandes projections vidéo qui associent anciens documents iconographiques, extraits de films de fiction et images de synthèse. Il s’agit par exemple du journal de traite du navire La Licorne, édité par Gabriel Debien . Les images ne font que donner de l’épaisseur au texte qui est lu par un acteur. De la même façon, dans la partie consacrée à la vie dans les îles des petits films illustrent des textes d’archives qui sont des témoignages bruts sur la vie dans les ateliers des plantations, le marronnage, l’affranchissement, l’infanticide, l’état sanitaire des esclaves etc. Les gravures originales, l’accès au contenu des documents d’archives et des citations extraites de témoignages d’esclaves, comme celui d’Olaudah Equiano, permettent au public d’accéder dans l’univers et la sensibilité de l’époque.

L’ensemble de ces documents constitue le fil conducteur de l’exposition dont l’objectif est clairement de raconter cette histoire vue de Bordeaux. Cependant, par souci didactique, il est aussi fait référence à des données plus générales qui resituent le contexte bordelais. Par exemple, une grande carte de l’Europe montre le nombre d’expéditions négrières par port ; une vidéo projection explique le nombre d’esclaves déportés par siècle ; ou bien encore, un ensemble de gravures raconte les tractations avec les marchands d’esclaves Africains. Le souci didactique est prédominant dans cette exposition permanente, dont la muséographie conçue par le scénographe François Payet s’attache à susciter sans cesse la curiosité des visiteurs.

5. L’exposition permanente du XVIIIe siècle

L’exposition se développe sur quatre espaces qui représentent environ 740 m2. Le premier est consacré au développement de la ville de Bordeaux au XVIIIe siècle. Le second explique le grand commerce atlantique et en particulier la traite des Noirs. Le troisième s’intéresse à la vie dans les « îles à sucre », notamment Saint Domingue. Enfin, le quatrième, intitulé « Héritages », s’attache à montrer les conséquences contemporaines de cette histoire douloureuse. Chaque espace comporte un titre qui renvoie aux représentations traditionnelles sur cette époque pour mieux s’attacher ensuite à les déconstruire.

A. Premier espace : Bordeaux au XVIIIe siècle, la fierté d’une ville de pierre

Cette première salle présente le remarquable développement architectural de la ville. Il s’organise autour de la statue équestre du roi Louis XV (œuvre de Jean-Baptiste Lemoyne et piédestal de Claude-Nicolas Francin) dont il nous reste quelques éléments symboliques : les trophées des quatre angles dont chacun représente un continent (sauf l’Afrique, qui a disparu lors de la destruction de la statue à la Révolution) et témoigne de l’influence de la France. L’écusson sculpté à l’arrière de la statue représente l’hôtel de ville entouré de cornes d’abondances et reposant sur le dieu Neptune et une ancre de marine ; il symbolise la prospérité bordelaise fondée sur sa puissance maritime.

D’anciennes cartes géographiques permettent d’illustrer une idée forte qu’on retrouve tout au long de l’exposition : Bordeaux bénéficie d’un vaste et riche arrière pays dont les productions arrivent dans la ville par la Dordogne et la Garonne et bon nombre de leurs affluents qui sont alors navigables. Les vins, les farines, les prunes, les jambons, les objets manufacturés sont exportés directement vers les Antilles pour satisfaire la demande des colons. Cette demande antillaise pour les produits de l’arrière pays bordelais permet aux négociants de la ville de privilégier le commerce en droiture (c’est-à-dire, en ligne directe avec les Antilles), beaucoup moins risqué que le commerce triangulaire : il faut environ dix-huit mois pour une campagne de traite avec des dangers de navigation sur les côtes africaines (les écueils, la barre), des taux de mortalité élevés des équipages, des négociations compliquées avec les autorités locales et des révoltes d’esclaves, alors que sur la même période, on peut faire deux, voire trois, allers-retours en droiture. C’est pourquoi tout au long du XVIIIe siècle, la traite des Noirs représente en moyenne moins de 5 % du commerce colonial bordelais. En retour, la ville importe des denrées coloniales qui sont ensuite redistribuées dans tous les ports d’Europe du nord-ouest. Bordeaux devient ainsi la plaque tournante du trafic des denrées coloniales. Si elle a moins pratiqué la traite négrière que d’autres ports atlantiques, il n’en reste pas moins qu’elle est au cœur du système esclavagiste puisque l’essentiel de ses revenus provient de denrées produites par des esclaves.

Ce développement économique crée une prospérité sans précédent qui se traduit dans la démographie : de nombreuses populations originaires de toute la région et plus particulièrement des vallées de la Dordogne et de la Garonne viennent tenter leur chance dans la ville qui double sa population entre 1715 et 1789, passant de 55 000 à 110 000 habitants. Le pouvoir économique est détenu par les négociants. Cette bourgeoisie marchande est caractérisée par son cosmopolitisme. Des liens étroits existaient depuis plusieurs siècles entre les négociants de l’Europe de l’ouest qui ouvraient des comptoirs dans les différents ports où ils commerçaient. A la fin du XVIIe siècle, des marchands flamands et hollandais s’étaient implantés à Bordeaux, rejoints au début du XVIIIe siècle par les Irlandais et les Hanséates. Catholiques, protestants, juifs portugais cohabitent sans grandes difficultés autour d’intérêts économiques communs. L’aristocratie quant à elle développe les premiers châteaux viticoles qui donnent naissance aux grands crus au milieu du siècle suivant. Mais elle investit aussi beaucoup dans les îles, en particulier à Saint-Domingue pour créer des plantations. Aussi, les intérêts de l’aristocratie deviennent rapidement indissociables de ceux de la bourgeoisie marchande.

Cet espace consacré à la société bordelaise évoque aussi la présence des Noirs à Bordeaux au XVIIIe siècle. On estime que, tout au long du siècle, 4 000 d’entre eux ont pu venir dans la ville pour des durées plus ou moins longues. Ils n’arrivaient pas d’Afrique mais des Antilles. À Bordeaux, ils accompagnaient souvent les planteurs de retour au pays, dont ils étaient les domestiques. Ou bien, on les envoyait en France pour se former pendant deux ou trois ans aux métiers de tonnelier, de charpentier ou de perruquier. La majorité d’entre eux gardait sur le sol français son statut d’esclave alors que, en théorie, depuis 1315, tout esclave qui posait son pied sur le sol de France devenait libre ! On voyait aussi en ville les enfants de couleur des colons qui, eux, étaient libres. Cette première salle s’achève par l’évocation de la vie culturelle et accorde une place aux idées des lumières. Fortement diffusées dans la ville par les loges franc-maçonnes, elles contribuèrent à élaborer la réflexion abolitionniste.

B. Deuxième espace : Bordeaux porte océane, commerce en droiture et traite des Noirs

Le deuxième espace met en évidence le grand commerce maritime avec ses deux modalités particulières, le commerce en droiture et la traite des Noirs. Le commerce en droiture est illustré par l’exemple du Comte de Vergennes, un navire marchand de 460 tonneaux, qui a effectué six voyages vers Saint-Domingue entre 1782 et 1790 avant de disparaître corps et biens. Son histoire est présentée dans une projection vidéo qui met en images les documents d’archives à partir de gravures ou d’images de synthèse. Cette notion de voyage en droiture est associée à une belle scénographie qui présente les collections de maquettes de bateaux en partance pour les îles. L’ensemble des objets présentés, objets de marine, cartes des principales routes maritimes, gravures, illustrent l’ouverture atlantique de Bordeaux. Des objets issus des anciennes civilisations Tainos et Kalinagos ainsi que les premières représentations des Antilles de la collection Chatillon permettent d’évoquer les civilisations précolombiennes qui ont peuplé les îles et la difficile rencontre avec les Européens.

L’appel à la main-d’œuvre servile africaine pour pallier l’extinction des populations indigènes ouvre ensuite l’exposition sur le thème de la traite des Noirs. Une grande carte associée à un système informatique interactif donne accès aux expéditions négrières européennes, présentant le détail des 480 expéditions bordelaises et expliquant leur spécificité : Bordeaux qui se situe encore au 5e rang des ports négriers français en 1743, intensifie la traite après la Guerre d’indépendance américaine (1783), et elle représente 12 % de son trafic colonial. Cependant, compte tenu de la concurrence à laquelle se livrent les négriers sur les côtes occidentales de l’Afrique, les Bordelais ouvrent de nouvelles voies d’approvisionnement en allant chercher les captifs au Mozambique.

L’exposition explique également comment se fait l’achat des captifs auprès des marchands africains. Les différents produits qui sont échangés contre les esclaves sont évoqués, comme les fusils ou les indiennes. Une maquette de village Wolof rappelle les traites internes à l’Afrique. Des objets d’art africain montrent les conséquences de cette histoire dans les cultures locales. Un petit espace rappelle aussi que, à côté de la traite atlantique, d’autres traites ont existé dans l’histoire comme la traite orientale ou celle de l’océan Indien.

Le passage du milieu (traversée de l’Atlantique) qui désigne la partie la plus traumatisante de la traite est présenté par une vidéo projection à travers l’exemple précis du navire La Licorne, de Bordeaux. Le texte brut du journal de traite du capitaine Brugevin est mis en image pour raconter toute la campagne : le départ de Bordeaux, l’achat de captifs au Mozambique, la révolte des esclaves et sa répression, la vente à Saint-Domingue et le retour en France. Tableaux de traite, journal de bord et gravures illustrent les conditions de vie à bord. L’espace se termine par une grande vidéo projection qui présente sur une carte animée le nombre de Noirs déportés par siècles.

C. Troisième espace : l’Eldorado des Aquitains

Fidèle à l’idée de décentrement du regard qui anime cette exposition, le troisième espace est consacré à l’économie de plantation et à l’organisation de la vie dans les « Isles à sucre ». Si la collection Chatillon permet d’évoquer plusieurs îles des Antilles, cette partie privilégie Saint-Domingue que J. de Cauna a qualifié dans ses travaux d’« Eldorado des Aquitains ». En effet, il a mis en évidence une réalité peu connue jusqu’à aujourd’hui : les Aquitains ont beaucoup émigré aux Antilles au XVIIIe siècle et en particulier à Saint-Domingue ; dans la colonie, les colons d’origine bordelaise ou aquitaine constituent près de 40 % de la population blanche. Des cohortes de jeunes gens, d’aventuriers, d’artisans de cadets de famille, de négociants et de nombreux nobles viennent tenter fortune dans l’île. Le père de l’indépendance, Toussaint Louverture, a vécu lui-même dans un entourage et un environnement marqué dès sa naissance – sur la plantation du comte gersois de Noë – par l’Aquitaine. Par la suite, sa garde personnelle est composée de 200 hommes rescapés du Régiment de Béarn. Dans la période haïtienne, les principaux chefs sont des hommes de couleur élevés pour la plupart en Aquitaine et des enfants de colons de cette région, comme Pétion, premier président fondateur de la République, fils du Bordelais Pascal Sabès.

Chaque année, environ 750 navires effectuent la liaison avec les ports métropolitains qui vivent de ce commerce à commencer par Bordeaux. L’économie de la ville est tellement dépendante de Saint-Domingue que, dès les premiers troubles, la crise s’y installe. Forte de 110 000 habitants en 1789, la ville n’en a plus que 96 000 en 1801. Les constructions s’arrêtent, le flux des migrants se tarit.

Les gravures et objets présentés dans cet espace relatent la vie sur ces complexes agro-industriels que sont les plantations sucrières. Au centre une maquette reconstituée à partir des plans des « habitations » ayant appartenu à des planteurs originaires du Béarn et des Landes explique l’organisation des espace entre l’habitation du maître, les champs de canne à sucre et les cultures vivrières, les ateliers de transformation de la canne et les « cases à nègres ».

Pour expliquer les conditions de vie des esclaves, outre les gravures qui donnent parfois une vision un peu idyllique ou au contraire dramatisée du monde tropical, huit petits films vidéos, qui sont des témoignages d’archives mis en images, permettent de traiter différents thème comme le travail quotidien dans les ateliers, les sévices infligés aux esclaves, l’infanticide, le marronnage ou encore l’affranchissement. La présentation du Code Noir montre le contexte juridique qui définit la relation maître-esclave.

D. Quatrième espace : héritages

Le dernier chapitre évoque d’abord les circonstances qui mènent aux abolitions en présentant en parallèle les débats philosophiques qui se déroulent en France et les différents soulèvements d’esclaves qui, entre 1791 et 1804, conduisent à l’indépendance d’Haïti.

Les débats abolitionnistes sont difficiles à montrer dans un musée puisqu’il s’agit de documents écrits peu spectaculaires. Cependant, cette séquence s’organise autour du portrait d’André Daniel Laffon de Ladebat qui est devenu la figure emblématique de l’abolition à Bordeaux. Fils d’un négrier – son père avait été anobli par Louis XV pour son zèle dans la traite –, il prononce en 1788 à l’Académie de Bordeaux un discours « sur la nécessité et les moyen de détruire l’esclavage dans les colonies » qui est également débattu à la Société des Amis des Noirs la même année. Ce texte est devenu un classique de la cause abolitionniste : il condamne l’esclavage sur le plan moral et s’attache également à montrer qu’il est inefficace sur le plan économique, des hommes libres étant plus productifs que des esclaves. Ses positions sont celles d’un modéré mais elles auront une influence importante parce qu’elles émanent d’un représentant du grand négoce.

Les révoltes de Saint-Domingue ont fait l’objet quant à elles d’une iconographie importante qui permet de retracer en détail cette histoire et de montrer les personnalités, à commencer par Toussaint Louverture, qui sont à l’origine de la première république noire au monde.

La dernière partie de cet espace traite des héritages de cette histoire et commence par la question du métissage. Dès le début de la colonisation, les hommes blancs ont des enfants avec les femmes indiennes ou noires. Le statut juridique des enfants nés d’un parent esclave fait l’objet des articles 9 à 13 de la première édition du code noir (1685). En règle générale, les enfants suivent le statut de la mère : si elle est esclave, ils le sont également. Cependant, si l’homme épouse la femme esclave, elle doit être affranchie et ses enfants sont également libres. Cette situation juridique a créé la catégorie des « libres de couleur » qui revendiqueront l’égalité des droits avec les Blancs. Cependant, l’évolution juridique du statut des esclaves tend de plus en plus à définir la différence entre individus par la couleur de la peau. Cette évolution juridique marque donc bien la mise en place d’une hiérarchisation sociale fondée sur la couleur de la peau : les Blancs ont tous les droits, les libres de couleur quelques-uns et les Noirs esclaves aucun.

Cette hiérarchisation a forcément créé des représentations collectives racistes ou empreintes de préjugés encore présents aujourd’hui et qui entraînent une condescendance humiliante ou des discriminations. Cette situation peut être considérée comme l’un des héritages les plus dramatiques de cette histoire.
Cependant, la rencontre des cultures africaines, amérindiennes et européennes puis plus tard asiatiques, a donné naissance à des « métissages culturels » ou à des syncrétismes que l’on peut retrouver dans la spiritualité, par exemple le Vaudou à Haïti, ou encore la cuisine ou les manières de se vêtir. Mais c’est surtout par la littérature et la musique que les cultures créoles, prenant une valeur universelle, irriguent aujourd’hui toutes les civilisations et servent de modèle dans une société mondialisée où le métissage devient peu à peu la règle. C’est cet héritage qui est porteur d’avenir et de dépassement.

L’exposition se termine par un grand mur d’images qui présente des portraits de Bordelais d’aujourd’hui, originaires d’Afrique et des Antilles. Deux vidéos projections expliquent les musiques et les littératures créoles pour mettre en évidence le caractère universel des cultures qui sont nées de cette histoire douloureuse .

6. Un aperçu sur l’opinion des visiteurs

L’on ne dispose pas encore à ce jour d’étude détaillée des publics de l’exposition. Cependant, un premier travail d’analyse des livres d’or où ils peuvent formuler leurs critiques a été entrepris par Christian Block . Alors que, dans la plupart des autres expositions, les livres d’or sont peu fournis et consacrés d’une part aux lacunes éventuelles des contenus et d’autre part à la qualité de la muséographie, ici, le sujet fait l’objet de très nombreux débats et prises de positions. En deux ans, six livres d’or de 300 pages chacun ont été remplis ! Schématiquement, l’on pourrait regrouper les remarques autour de trois grands thèmes : la connaissance, la reconnaissance, le soupçon.

Beaucoup de visiteurs reconnaissent la rigueur historique du propos qui correspond à une attente et invalide l’idée qu’il s’agit d’un sujet tabou. Ainsi, un mois après l’ouverture, le journaliste Julien Rousset, dans le journal Sud Ouest du 11 juin 2009, pouvait écrire sous le titre « Prêts à tourner la page » : « Attention tabou ! L’avertissement clignotait dans l’inconscient bordelais dès qu’il était question de traite des noirs ou d’esclavage. Le sujet était annoncé comme sensible, glissant, délicat etc. […]. Le livre d’or que noircissent les visiteurs de l’expo montre au contraire que les Bordelais abordent sans gène ce passé douloureux. Ils avaient faim d’en savoir plus. » Un autre préjugé qui tombe est celui selon lequel parler de ces questions dans un musée municipal nuirait à l’image de la ville. À l’inverse, les visiteurs se réjouissent que le sujet soit abordé : « Grand intérêt ! Grâce à cette exposition, la richesse de Bordeaux n’est pas due qu’au vignoble. » Cette remarque revient sous diverses formes à de nombreuses reprises et montre bien que les visiteurs attendent des musées d’histoire qu’ils ne soient pas au service de la légende dorée des villes.

Mais l’aspect le plus riche des commentaires concerne la reconnaissance de ce passé. De nombreuses populations originaires des Antilles ou d’Afrique visitent désormais le musée, ce qui n’était pas le cas auparavant, et lui sont reconnaissant d’intégrer leur histoire à celle de l’Aquitaine. Ainsi peut-on lire : « Merci d’avoir ouvert une salle pour nos ancêtres ! » ; ou bien « Merci pour ce bel hommage pour la communauté noire. Plus d’histoire sur ce thème serait le bienvenu. » « J’ai adoré non pas parce que je suis noire de peau mais parce qu’enfin, les personnes de couleur peuvent se montrer sans difficultés. » De nombreuses remarques sur la question du racisme et des métissages font de ces cahiers le reflet des débats qui agitent notre société : « Descendantes d’esclaves, la douleur brûle mes veines lors de cette visite. La page sera complètement tournée quand les Bordelais auront entamé un véritable échange avec les Antilles. Pardonnons. »

Les remarques les plus négatives relèvent du soupçon. Partant de l’idée que la ville a toujours caché son passé, certains visiteurs mettent en doute l’authenticité du propos historique : « Quelques doutes subsistent : cette exposition nous dit-elle tout ? » ou bien encore : « Très belle exposition de science fiction. A quand un musée sur ce qui s’est vraiment passé ? ». Dans sa version la plus excessive, cette question du soupçon, qui est propre aux phénomènes mémoriaux, va même jusqu’à nier les évidences. Bien que tous les noms des armateurs et capitaines des 480 expéditions négrières bordelaises soient listés dans l’exposition, de même que tous les propriétaires d’esclaves du recensement de 1777 à Bordeaux, des visiteurs écrivent par exemple : « Les familles bordelaises sont bien épargnées. Bordeaux est loin du compte. » « Vous n’êtes pas allés jusqu’au bout de l’histoire. Nous ne savons toujours pas qui sont les grandes familles négrières bordelaises. » On touche là au paradoxe du militantisme mémoriel : les personnes qui reprochaient le plus farouchement à la ville de ne pas reconnaître son passé sont celles qui semblent ne pas admettre aujourd’hui que leur combat a porté ses fruits…

7. Exposer la traite et l’esclavage : des débats encore nourris

À la suite de l’ouverture des nouvelles salles du Musée d’Aquitaine, plusieurs associations mais aussi des historiens ont pris position pour « aller plus loin » en défendant, qui un grand musée international de l’esclavage à Paris, qui un mémorial national. Ces revendications relèvent plus d’une logique mémorielle que da la démarche historique qui fut celle de notre musée girondin. L’Histoire, en effet, ne peut faire fi du contexte social, économique, culturel, géographique, etc. dans lequel sont nés et se sont développés la traite et l’esclavage. Les réalités ne sont pas les même à Liverpool, Nantes, Bordeaux, Ouidah, Gorée, Port-au-Prince, Fort-de-France, Cayenne ou dans les îles de l’océan Indien. Pour permettre au public d’appréhender cette histoire dans sa globalité et dans son horreur, il nous paraît plus cohérent de la présenter au sein des musées de différentes villes en fonction des particularités locales. Ce n’est que, en prenant la perspective spécifique de chaque territoire, en élargissant le regard et en le confrontant à la perspective des autres musées qu’on pourra reconstituer le puzzle de cette histoire complexe. De ce point de vue, réaliser un musée international à Paris présente moins d’intérêt didactique que l’ouverture de salles dans les musées des villes qui ont pratiqué la traite et l’esclavage (sauf à confirmer le centralisme culturel propre à notre pays !). Quant aux mémoriaux, ils relèvent du recueillement ou de l’exorcisme citoyen et ne sont pas de même nature que les musées qui relèvent de l’analyse historique.

Par ailleurs, on ne peut pas partout reproduire la même approche pour des questions précisément de mémoire, chaque société déterminant sa représentation du passé en fonction des enjeux du présent. De ce point de vue, il est intéressant de comparer la manière dont les musées européens et les musées américains abordent ce sujet. Malgré les différences que nous avons évoquées, Bordeaux, Nantes, Londres ou Liverpool appliquent un schéma comparable qui consiste à montrer et expliquer les différentes étapes de la traite et de la mise en esclavage dans les colonies. Les Américains considèrent que la situation de leur pays où l’apartheid s’est prolongé jusqu’aux années 1960 et où les descendants d’esclaves et les descendants de propriétaires d’esclaves cohabitent toujours dans les mêmes lieux, n’autorise pas à traiter la question de la même manière. Plus que les conditions de la mise en esclavage, ils s’attachent à montrer tout ce que les cultures africaines ont apporté à l’Amérique et au monde : par la musique, la gastronomie, l’architecture, l’occupation de l’espace, la technologie, etc. et mettent en avant les mouvements de libération comme l’Underground Railroad, ou les figures emblématiques comme Frédérick Douglas.

Certains historiens noirs américains comme Howard Dodson, qui est le directeur du Schomburg Center for Research in Black Culture, vont jusqu’à critiquer les images qui ont été diffusées par les mouvements abolitionnistes ; ils considèrent que, en forgeant une image de victimes permanentes, elles ont donné aux Noirs une image négative d’eux-mêmes alors que, « victimisés, exploités et opprimés, les Africains asservis en Amérique n’en furent pas moins les agents actifs et créatifs de leur propre histoire, de leur culture et de leur avenir politique » . Cette conception qui influence fortement la philosophie de l’UNESCO rejoint également des analyses qui se font jour dans les anciennes colonies françaises. Aussi doit-on considérer que l’exposition du Musée d’Aquitaine n’a de sens que rapportée aux autres approches qui se développent dans tous les pays concernés. La confrontation des points de vue est au cœur des préoccupations des musées aujourd’hui et elle passera certainement dans les années qui viennent par la création de grandes expositions itinérantes communes.